« Mes brebis montent un mois plus tard en estive, et en redescendant plus tôt toujours dans l’extrême précipitation, car les attaques d’ours s’intensifient en fin de saison. »

Après une première vie comme technicienne agricole en Corrèze, Cécile Giboureau a rejoint son conjoint en Ariège en 2006. Sans ancrage agricole, à 44 ans, elle réalise son rêve d’enfant : devenir éleveur. Installée à la Bastide du Salat en Ariège, sa ferme compte 380 brebis tarasconnaises, la race locale des Pyrénées. Cécile entretient une relation forte avec ses brebis, les « filles ». Chaque été, le troupeau estive à proximité de l’étang de Lers à près de 2000 mètres d’altitude, situé au cœur du Parc Naturel Régional, dominé par le Mont Béas, le Mont Ceint et le Pic des Trois Seigneurs. Ce site, classé Natura 2000, est une zone spéciale de conservation depuis 2007 pour la richesse de sa faune et de sa flore, entretenue depuis des siècles par les brebis tarasconnaises, les vaches gasconnes et les chevaux de Mérens qui le pâturent. Du 1er juin au 30 septembre, 900 brebis issues de 5 troupeaux arpentent ces prairies d’altitude.

 

Quelles conséquences l’arrivée de l’ours a-t-elle eu sur votre activité ?

CG / Avant les brebis étaient non gardées, chaque troupeau avait son territoire. Nous allions voir les brebis une fois par semaine pour les soigner et vérifier que tout allait bien. Etant sur un site Natura 2000 commun à 2 estives, en 2016 nous avons décidé de créer ensemble un poste de berger pour mener les brebis à pâturer et préserver certaines zones reconnues à flore remarquable. La même année, l’ours est arrivé… et les premières attaques ont débuté. Actuellement, l’OFB a relevé des indices de présence d’au moins 3 ours de notre côté. L’an dernier, rien que sur notre estive, nous avons retrouvé 29 brebis mortes dont 23 imputées à l’ours. Et 26 de plus manquaient à l’appel, dont on n’a retrouvé aucune trace. En 3 ans, sur le site des 2 estives, nous sommes passés de 1 berger à 3 bergers et 1 vacher. L’organisation du travail a donc été modifiée et les troupeaux regroupés.

Quelles contraintes l’ours apporte-t-il dans votre vie de tous les jours ?

CG / Nous avons fait le choix que notre berger, Régis, regroupe au maximum toutes les brebis. L’inconvénient est que la topographie de notre estive ne permet pas de faire brouter 900 brebis regroupées. Les estives pyrénéennes ne sont pas aussi ouvertes que celles des Alpes. Il y a le potentiel pour les faire manger mais pas toutes ensemble ! Régis a donc un gros travail sachant que les troupeaux ont un historique fort de trajet et de territoire. Il a pour mission de modifier leurs habitudes et ça ne se fait pas facilement, ni rapidement. A la descente d’estive d’année en année, nous retrouvons nos brebis plus fatiguées et en moins bon état, à cause des marches et des déplacements imposés, mais aussi très stressées suite aux attaques d’ours. A la ferme, nous pouvons avoir quelques fois des mouvements de panique pour une branche qui craque ou un bruit inhabituel. Ça m’effraye de voir mes brebis dans cet état, c’est très déstabilisant. Avec mon compagnon, nous sommes très attentifs au comportement du troupeau. Pour nous, c’est particulièrement important que les brebis soient calmes et apaisées. C’est mieux pour tout le monde, elles mangent mieux, profitent mieux, ont plus de lait pour les agneaux et moi, je suis plus sereine

En quoi l’ours modifiet-il votre quotidien d’éleveur ?

CG / Concrètement, mes brebis montent un mois plus tard en estive, autour du 25 juin et je les redescends dans l’extrême précipitation une dizaine de jours avant la date prévue, car les attaques s’intensifient en fin de saison. De ce fait, je perds un mois d’estive ce qui n’est pas négligeable. En plus Je garde maintenant toutes les agnelles à la maison. C’est donc plus de travail l’été et moins d’herbe disponible quand elles redescendent.

Le métier d’éleveur est souvent très difficile et fatiguant… et tu vieillis aussi. C’est important d’avoir des moments de grâce avec son troupeau. Ça permet de supporter les moments difficiles. La montagne était l’un de ces moments de grande intimité avec notre troupeau. Quand les brebis n’étaient pas gardées, on se posait, on faisait les soins, on les regardait, on pique niquait. C’était une parenthèse par rapport à en bas, tu oubliais tous tes soucis pendant quelques heures. Ça aujourd’hui, je ne l’ai plus avec les troupeaux rassemblés et ça me manque terriblement. Puis, il y a le stress que l’on accumule l’été, l’attente et la peur quotidienne des attaques, les doutes, la récurrence et l’impuissance face au problème. La nuit, Je fais des cauchemars où je cherche mes brebis dans la montagne…Même l’hiver, j’ai du mal à avoir des moments d’apaisement. Je me sens moche de faire vivre ça à mes brebis.

Comment envisagez-vous l’avenir ?

CG / Je n’en sais rien, vraiment rien. Peut-être changer d’estive… mais trouver des estives où il n’y a pas de prédation ce n’est pas facile… et puis c’est retarder le problème car elles en auront peut-être l’année prochaine. Et pas simple administrativement.

Pour qu’une brebis soit bien sur une estive, il faut compter 5 / 6 ans. Les miennes commençaient à être vraiment bien. Avant que l’ours n’arrive c’était génial, elles redescendaient en forme, tout allait bien. Elles avaient leur territoire. Depuis 4 ans, il a fallu changer notre organisation, il faudrait rechanger encore. L’avenir, je n’en sais rien, car la problématique des prédateurs est très vaine. C’est douloureux aussi car on n’a pas envie de lâcher non plus. Je n’ai pas envie de me dire : « je vais les mettre dans des bâtiments et faire du hors sol ». Ce n’est pas ma conception de l’élevage, ni de la vie d’une brebis. Ça remet en cause ce que je suis en tant qu’éleveur et aussi en tant que personne.