Un équilibre menacé par l’expansion des grands prédateurs

L’équilibre fragile entre l’Homme, ses troupeaux et la nature est aujourd’hui profondément déstabilisé par le retour des grands prédateurs. Tout a commencé dans les années 1980 avec le retour du lynx dans le nord des Alpes, suivi dans les années 1990 par le loup, revenu naturellement dans le parc du Mercantour, et par la réintroduction de l’ours dans les Pyrénées. Plus récemment, des attaques de vautours sur des animaux vivants ont été observées, alors que ces oiseaux étaient jusqu’alors considérés comme exclusivement nécrophages.

Aujourd’hui, la France abrite plus de 1 000 loups, environ 150 lynx et plus de 90 ours. Chaque année, plus de 10 000 animaux d’élevage sont tués ou gravement blessés par ces prédateurs. Entre 2007 et 2018, la pression de prédation (attaques et dégâts) a été multipliée par 3 à 4. Elle touche en priorité les troupeaux de brebis, qui représentent 88 % des victimes.

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Des conséquences lourdes et durables

Face à cette pression, les éleveurs sont contraints de mettre en place des mesures de protection coûteuses et contraignantes :

  • Parcs de nuit
  • Gardiennage renforcé
  • Retour des animaux au bâtiment
  • Chiens de protection.

Ces mesures sont exigeantes et coûteuses, tant sur le plan financier qu’humain. 20% sont à la charge de l’éleveur. Ces investissements, bien que nécessaires, alourdissent considérablement la charge de travail des éleveurs, souvent déjà en tension et ne sont pas toujours compatibles avec le bien-être animal et les exigences des cahiers des charges des signes de qualité (Label Rouge, AOP, IGP…) ni avec les pratiques extensives du pastoralisme..

Depuis les années 2010, les éleveurs peuvent bénéficier de contrats de protection, cofinancés par l’État et l’Union européenne. Ces contrats couvrent notamment :

  • L’achat de chiens de protection
  • Le regroupement nocturne des troupeaux dans des parcs
  • Le gardiennage humain

Les chiens de protection : une présence devenue indispensable… MAIS

Les chiens de protection, principalement Patous (Montagne des Pyrénées), Maremme-Abruzzes, Bergers d’Anatolie, ou encore Mastines espagnols, vivent au cœur du troupeau et en assurent la défense. Leur comportement repose sur la dissuasion : ils aboient, s’interposent et signalent toute intrusion, sans distinction entre un prédateur et un randonneur.

En moins de 30 ans, ces chiens, quasi absents des zones pastorales, sont devenus omniprésents. En 2023, plus de 8 000 chiens de protection ont été financés par l’État, contre 4 920 en 2020[1]. Aujourd’hui, chaque éleveur entretient en moyenne trois chiens dans les zones prédatées.

[1] InfoLoup n°39 – DREAL / DRAAF Auvergne-Rhône Alpes et Présentation DRAAF Aura lors du GNL du 24 mai 2024

Avec la montée des activités de pleine nature (randonnée, trail, VTT…), les conflits d’usage se multiplient. Les chiens de protection, éduqués pour réagir à toute approche du troupeau, ne font pas la différence entre un loup et un promeneur. Cela crée des tensions croissantes entre usagers de la montagne, éleveurs, bergers et collectivités.

Pour que la campagne et les montagnent reste un espace vivant, partagé et accueillant, chacun doit faire sa part. Les éleveurs et les élus locaux s’organisent, des actions de sensibilisation sont menées chaque année par les offices de tourisme, mais la responsabilité des usagers est essentielle.

Bienvenue dans nos espaces pastoraux !

Randonneurs, vététistes, chasseurs : les terres que vous traversez sont aussi nos espaces de travail. Elles sont privées ou louées, et nous y faisons paître nos animaux. Ces paysages ouverts et entretenus sont le fruit du pâturage des brebis et de notre présence au quotidien.

Nous vous y accueillons avec plaisir, mais nous vous demandons d’adopter un comportement respectueux, notamment en présence de chiens de protection.

  • Contournez les troupeaux si possible
  • Signalez votre présence en parlant à voix haute
  • Restez calme si un chien s’approche
  • Ne courez pas, ne le regardez pas dans les yeux, ne tentez pas de caresser les animaux
  • Tenez votre chien en laisse
  • Cyclistes : descendez de votre vélo à l’approche des troupeaux

Merci de votre compréhension et bonne promenade !

Des pratiques d’élevage profondément bouleversées

Les moyens de protection imposés par la réglementation ont profondément transformé la vie en estive. L’obligation de parquer les troupeaux la nuit, dans les zones où la prédation est forte, va à l’encontre du bien-être animal.

Les brebis, qui ne pâturent pas pendant les heures chaudes, mangent naturellement à l’aube ou à la tombée de la nuit. Le parcage casse ce rythme biologique et génère du stress, des troubles physiologiques et une baisse de production (lait, poids, fertilité…). Fini le droit de déambuler librement jour et nuit pour les troupeaux !

Le parcage nocturne a aussi un impact direct sur l’environnement :

  • Le piétinement intensif tasse les sols et les empêche de respirer
  • La flore est surexploitée, broutée jusqu’à la racine
  • La biodiversité végétale s’appauvrit

Quand les attaques se répètent malgré les dispositifs en place, certains bergers raccourcissent leur estive et redescendent prématurément les troupeaux vers des zones moins exposées.

Ce retrait entraîne une perte de ressources fourragères pour le troupeau, mais aussi une perte pour la nature, privée des bienfaits du pastoralisme.

Témoignages d’acteurs du territoire

Des pertes bien au-delà des attaques visibles

La prédation ne se limite pas aux animaux tués sur le moment. Ses conséquences sont multiples, durables et souvent invisibles.

Lors d’une attaque, les mouvements de panique peuvent provoquer des étouffements dans les enclos ou des chutes mortelles (dérochages) dans les zones escarpées.

Les animaux blessés nécessitent souvent des soins prolongés, voire une euthanasie, parfois assurée par l’éleveur lui-même. Ces situations génèrent des coûts vétérinaires importants et une forte charge émotionnelle.

Le stress chronique causé par la présence de prédateurs entraîne chez les brebis des avortements, de la stérilité, une baisse de lactation ou une perte de poids.

Ces conséquences, dites « pertes indirectes », sont mal indemnisées, laissant les éleveurs dans une double impasse : économique et psychologique.

À ces dégâts s’ajoutent toutes les attaques non déclarées ou non constatées :

  • Soit parce qu’elles n’ont pas laissé de traces claires,
  • Soit parce que les animaux disparus n’ont jamais été retrouvés.

Et surtout, l’impact global sur la productivité du troupeau (retards de croissance, perte de lait, stress prolongé…) est bien réel mais difficile à mesurer, et donc largement sous-évalué dans les dispositifs d’indemnisation actuels.

Un risque de bascule vers l’intensif

C’est tout un modèle d’élevage extensif, durable et respectueux des équilibres naturels, qui est aujourd’hui menacé.

Face à la prédation, certains éleveurs n’ont d’autre choix que de renoncer aux pâturages ouverts, voire d’abandonner leur activité ou d’intensifier leurs systèmes, au détriment de la qualité, du bien-être animal et de l’environnement.

Un impact global sur les éleveurs et les territoires

L’expansion des grands prédateurs fragilise les territoires ruraux :

  • Elle alourdit la charge mentale et physique des éleveurs
  • Elle entraîne des changements dans les pratiques d’élevage, souvent incompatibles avec le respect du bien-être animal et la préservation des sols vivants.
  • Elle affaiblit la rentabilité de leur élevage
  • Elle perturbe l’équilibre paysager et social
  • Elle génère des tensions croissantes entre les acteurs du territoire

Au-delà des chiffres, c’est l’harmonie millénaire entre l’Homme et la nature qui vacille. Et avec elle, un pan entier de notre agriculture, de nos paysages… et de notre patrimoine vivant.

Moral des éleveurs et de leurs bergers : la prédation détruit le sens du métier

Quand élever devient survivre

La présence du loup, de l’ours ou du lynx transforme profondément le quotidien des éleveurs et bergers. Leur métier, autrefois fondé sur la passion de l’élevage, l’attention portée aux animaux et l’équilibre avec la nature, devient un combat permanent pour la survie de leur troupeau.

Chaque attaque n’est pas seulement une perte économique : c’est un choc psychologique, un traumatisme.

Les éleveurs vivent dans une angoisse constante, redoutant à tout moment une nouvelle attaque. La surveillance s’intensifie, les nuits deviennent courtes, les moments de répit rares. La charge mentale et la charge de travail explosent.

Le travail d’éleveur devient un travail de défense, sous pression permanente.

Des effets psychologiques lourds et durables

De plus en plus d’éleveurs témoignent de symptômes graves liés au stress post-traumatique :

  • Flash-backs
  • Cauchemars
  • Troubles du sommeil
  • Isolement
  • Dépression
  • Pensées suicidaires

Certaines familles vivent même dans la peur de revivre une attaque, au point que cela affecte toute leur vie quotidienne.

La MSA des Deux Savoies ou encore celle d’Ariège, comme d’autres structures d’accompagnement, constatent une hausse alarmante de situations de détresse psychologique chez les éleveurs victimes de prédation.

Une impasse administrative et humaine

Ce qui aggrave encore la situation, c’est le sentiment d’impuissance :

  • Procédures trop lourdes
  • Protection administrative du loup
  • Peu de moyens pour réagir rapidement

Les éleveurs se sentent seuls, ignorés et désarmés, alors même que leurs animaux sont attaqués, parfois à quelques mètres de leur maison. Le manque de reconnaissance et d’écoute accentue encore leur mal-être.

Un malaise partagé dans tous les territoires prédatés

Ce désespoir n’est pas isolé. Il s’exprime dans tous les territoires confrontés aux grands prédateurs :

  • Pyrénées avec l’ours
  • Vosges, Jura, Alpes avec le lynx
  • Dans un trop grand nombre de départements avec le loup

Les conflits d’intérêt et l’impossibilité d’une cohabitation apaisée pèsent sur les communautés rurales, les familles d’éleveurs et l’avenir du pastoralisme.